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© Bruno Levy
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» Laure Gayet. Donc, plutôt que d’affirmer une identité, tu préfères davantage affirmer une reconnaissance de l’histoire de chacun ?
» Eugénie Ndiaye. Oui, bien sûr, c’est fondamental pour moi, parce que sinon, il y aura forcément un moment où des points de décrochage vont arriver. A un moment donné, certains, certaines ne se considèreront plus comme écoutés, entendus et même vus. 
» Laure Gayet. Et c’est d’ailleurs pour ça que la question des enjeux de visibilisation des femmes et des différentes cultures dans la ville et dans l’espace public est aussi symbolique. Nous, tout notre travail avec l’Atelier Approche.s ! que j’ai cofondé avec Kelly Ung, est d’accompagner les urbanistes à reformuler leurs façons de faire la ville afin qu’elles ressemblent davantage aux populations qui l’habitent. En contrepoint, ton approche avec les Bâtisseuses consiste à travailler en profondeur sur le parcours personnel des femmes que tu accompagnes pour qu’elles se sentent légitimes en France...
» Eugénie Ndiaye. ... Oui, et c’est aussi pour ça que lors de nos chantiers d’insertion qui durent un an, nous comptons d’abord sur le savoir-faire des personnes. Dans notre approche, ce qui est important c’est que les personnes qui rejoignent nos formations sont déjà porteuses de compétences sur la terre. Il arrive même parfois que certaines apprenties aient développé des astuces ou des connaissances plus riches que nos formateurs.
Autrement dit, la légitimation du parcours des personnes qui arrivent chez nous et l’histoire qui les accompagne est primordiale pour avancer avec eux. En France, par exemple, on donne moins de signification aux techniques alors qu’en Afrique souvent les enduits sont réalisés par les femmes, avec des sortes de secrets, de savoir-faire qui sont transmis de génération en génération. Et ça, on le prend évidemment en compte. En parallèle, l’objectif sur ces chantiers d’insertion est aussi d’étudier les possibilités de travail partagé.
» Laure Gayet. Travail partagé, dans quel sens ?
C’est-à-dire imaginer que dans les prochaines années, on pourra avoir, entre autres, des couvreurs qui seront formés à la végétalisation des toits, que les artisans du bâtiment seront également formés sur des compétences de soin du corps ou de pratique sportive. Déjà parce que c’est une manière de ne pas se blesser et ensuite d’ouvrir, pourquoi pas, les uns et les autres vers d’autres compétences, d’autres métiers...
» Laure Gayet. Puisque tu parles de sport, c’est le moment de passer du « je » aux « jeux » avec cette question : comment en tant que prospectiviste perçois-tu les impacts, d’un point de vue environnemental et social, liés à l’organisation des Jeux Olympiques de 2024 sur le territoire de la Seine-Saint-Denis ?
» Eugénie Ndiaye. De manière très optimiste lorsqu’il y a des projets d’envergure qui s’annoncent sur un territoire comme la Seine-Saint-Denis... Je reste une urbaniste, donc je pense le territoire en intégrant le facteur du développement -malgré les réserves qu’on peut aussi attacher à ce mot- et c’est pour ça que je pense que ces Jeux de 2024 seront utiles. Donc, j’aime m’employer à réfléchir sur qu’il y a d’exaltant derrière un projet comme les JO, en termes d’éducation, mais aussi en termes d’unité sociale. De ferveur aussi. Même si je crains un peu que l’évènement des Jeux soit un peu abordé entre « sachants » .... Et pourtant, la meilleure manière d’arriver au plus proche des besoins, c’est toujours d’interroger les principaux intéressés même s’ils n’osent pas forcément aller vers l’institution. Vous avez beau avoir un haut niveau d’études et être un « sachant », il y a des besoins que vous allez devoir forcément interroger, tout simplement parce qu’ils ne passent pas par votre corps...

affirmer une reconnaissance de l’histoire de chacun.


…en Afrique souvent les enduits sont réalisés par les femmes, avec des sortes de secrets, de savoir-faire qui sont transmis de génération en génération.





© Les Bâtisseuses
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Arpenter. Est-ce que la question soulevée ici, ce n’est pas aussi de savoir si l’héritage des Jeux sera bien réel ?
» Eugénie Ndiaye. Ce qui est déjà sûr, c’est que l’héritage en termes de construction et d’aménagement aura bien lieu, parce qu’il a été pensé, organisé. Et comme, je suis optimiste, je crois que l’héritage, d’un point de vue immatériel, est très, très possible. Mais, à certaines conditions. Et c’est pour ça que j’aime beaucoup le jeu d’échelle qui est au cœur de ce numéro d’Arpenter entre le je, sujet ; le jeu, loisir et les Jeux parce que je crois qu’on peut utiliser le jeu pour créer une réflexion. Ce que je veux dire par là, c’est que pour que les Jeux produisent un héritage, il faut le faire avec l’art et la culture. A mon sens, le moment olympique doit être aussi comme le moment où on pourrait enclencher une forme de référendum existentiel...
» Laure Gayet. Qu’est-ce que tu entends derrière ce concept de « référendum existentiel ? »
» Eugénie Ndiaye. C’est en fait s’engager sur la voie d’une nouvelle définition des droits et devoirs humains face à un avenir de plus en plus incertain, et donc agir pour une justice et une égalité qui seraient réellement partagées. Très localement, on peut imaginer, par exemple, que les habitants de Seine-Saint-Denis puissent inventer « l’ex-titutionnalité » des institutions sur des choses très concrètes et qui les concernent. Ce serait très drôle, pourquoi pas, de pouvoir organiser une rénovation des bâtiments en Seine-Saint-Denis par le biais de festivals d’embellissement.
» Laure Gayet. Pour prolonger ce que dit Eugénie sur cette question de l’héritage, je pense aussi que d’un point de vue héritage urbain, la transition a été pensée, préparée parce que la Seine-Saint-Denis va recevoir des quartiers à l’occasion des Jeux et non pas simplement des grands bâtiments qui accueillent des journalistes et des sportifs. En revanche, symboliquement, il y a un sentiment de dépossession très fort de la part des habitants de Seine-Saint-Denis qui peuvent effectivement se sentir pré-exclus de l’évènement. Donc ce que propose Eugénie est très intéressant parce qu’il faut pouvoir accompagner la prise de parole des habitants pour qu’ils puissent aussi délivrer leur vision du territoire. Mais, il reste encore un peu de temps pour le faire. Il n’est pas trop tard...



…pouvoir accompagner la prise de parole des habitants pour qu’ils puissent aussi délivrer leur vision du territoire.
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Arpenter. Vraiment ?
» Eugénie Ndiaye. Oui, parce que dans la création du monde à venir, les Jeux Olympiques, un évènement de dimension universelle, peuvent être en quelque sorte pris comme une sorte d’alibi pour interroger, par le jeu, les valeurs que nous défendons de manière fondamentale. Le jeu et les Jeux doivent être l’occasion de créer une possibilité de rêver, d’imaginer des choses en grand.
À côté de cela, ce qu’il y a d’intéressant avec ces Jeux, ce sera aussi l’après d’un point de vue social et écologique : comment par exemple, on va démanteler, en partie, le village olympique pour qu’il puisse revenir à la vie du quotidien.
» Laure Gayet. Sur le rêve, c’est justement, la dernière question que je voulais poser à Eugénie : quels rêves pourrait-elle aujourd’hui formuler sur l’évolution des pratiques en urbanisme ? Sachant que mon rêve personnel serait de systématiser les approches sensibles en urbanisme pour faire remonter les savoir-faire et être capable, avec des dispositifs d’expérimentation, de qualifier les inégalités dans la ville...
» Eugénie Ndiaye. Moi aussi, je crois que tout le monde a le droit à la parole et surtout de se projeter dans une réflexion qui va changer son quotidien, son territoire. Donc, systématiser le recours à une expertise habitante doit devenir essentiel. De toute façon, dans un contexte où la ville sera toujours la territorialisation du capitalisme, faire parler nos sensibilités va permettre de changer les « roues en roulant » : c’est-à-dire que, même si c’est très utopique, on pourra produire moins d’exclusion, moins de casse sociale ou mentale, au cœur de territoires qui restent encore complètement accaparés par des enjeux qui restent avant tout économiques. Donc, voilà mon grand rêve, même si, encore une fois, il est très utopique...
» Laure Gayet. Mais, justement, il faut des utopies pour avancer...



…qualifier les inégalités dans la ville...









Propos recueillis par Fred Haxo
(1) Cette circulaire du 31 mai 2011, restreignait la possibilité pour les étudiants étrangers diplômés de travailler en France. Elle a été abrogée un an plus tard, jour pour jour, le 31 mai 2012.
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